Les canaux se ferment à l’est

L’étude de définition d’une stratégie touristique pour le canal du Rhône au Rhin Sud commandée par V.N.F. préconise de révéler les patrimoines singuliers situés le long de l’itinéraire. L’échelle d’écluses de Valdieu gagnerait ainsi à être valorisée.

L’est de la France est une des régions les plus “mouillées” de l’Hexagone. Il souffre aujourd’hui de l’impact du changement climatique, qui pèse sur la fiabilité de la navigation rhénane, et d’un entretien trop aléatoire de ses canaux, qui menace leur exploitation commerciale.

Le 22 mai 2021. Le Sequens, qui remonte à vide le canal du Rhône au Rhin pour gagner Strasbourg (Bas-Rhin) et y charger une caisse à destination de Hambourg (Allemagne), reste bloqué sous un pont à la sortie de l’écluse d’Orchamps (Jura). Le niveau d’eau dans le canal est trop élevé pour permettre au bateau Freycinet de passer sans encombre. Quelques kilomètres plus loin, nouvel incident : les portes d’une l’écluse refusent de s’ouvrir correctement du fait de l’envasement. Le bateau doit finalement s’arrêter à l’entrée du tunnel de Thoraise, car le Doubs en crue ne peut l’accueillir sans danger. Il arrivera à son port de chargement avec 3 jours de retard ; un délai qui aurait pu se révéler dramatique pour la suite (maritime) du voyage. Heureusement, Toni Nicolay connaît les incertitudes de son métier. Cet affréteur, spécialiste des petits canaux de l’est de la France, a pris ses précautions pour faire en sorte que bateau fluvial et navire maritime ne se ratent pas. Il aurait pu, pour ce voyage, affréter un bateau rhénan de 1000 t. Il a préféré faire appel à un Freycinet, un gabarit passe-partout plus adapté aux petits chargements. Mais les liaisons interbassins de l’est de la France sont loin d’être une sinécure.

Le bateau Sequens en attente devant le tunnel de Thoraise, sur le canal du Rhône au Rhin. Il doit rejoindre Strasbourg pour charger un colis à destination de Hambourg. Mais l’envasement des canaux et la crue du Doubs ont retardé son voyage.

Un trafic insuffisant pour entretenir le canal

L’anecdote résume à elle seule la situation du réseau à petit gabarit dans l’est de la France. « Le trafic fluvial que l’on a connu sur ces canaux ne reviendra plus», estime T. Nicolay. « Ces infrastructures ne se prêtent pas au trafic de transit, le transport, y est trop lent. Pour maintenir une activité de fret, il faut sortir des sentiers battus et cibler des sujets précis comme la logistique urbaine ou l’évitement de la traversée d’une aglomération . De plus, il n’y a plus suffisament de bateaux qui passent; même les bases de location ferment. Cela aura été une grande erreur de segmenter le trafic commercial et le tourisme, parce que moins un canal est moins un canal est utilisé, plus il y a des problèmes d’entretien dus à l’envassement ou encore la prolifération de plante invasive. Et avec la baisse d’activité, il devient de plus en plus difficile de faire valoir l’intérêt de travaux d’enretien auprès de l’Etat.

Un cercle vicieux qu’Entreprises fluviales de France et Agir pour le fluvial aimeraient rompre. Les 2 associations ont lancé une étude pour évaluer le potentiel des liaisons interbassins et ainsi faire valoir l’intérêt d’entretenir des sections se trouvant sur des itinéraires secondaires. Le schéma d’exploitation retenu dans le cadre du nouveau Contrat d’objectifs et de performance (C.O.P.) de Voies navigables de France (V.N.F.) est de ne plus garantir qu’un seul axe de transit nord-sud, de Lille (ord) à Fos (Bouches-du-Rhône), au risque de couper tous les flux en cas de souci sur l’itinéraire. Les opportunités de trafic existent pourtant, notamment pour des transports de produits agricoles depuis le sud de la France vers le bassin du Rhin ou plus loin en Allemagne, mais l’aléa est tel, entre le manque de dragage, le manque d’eau et les problèmes causés par les plantes aquatiques, que ces nouveaux flux ont aujourd’hui du mal à se concrétiser. Idem pour les trafics ouest-est, tels que la biomasse en provenance de la région parisienne qui pourrait fort opportunément alimenter les chaufferies et usines de bioéthanol en projet sur la Moselle.

« Sur le canal de la Marne au Rhin Ouest, nous ne disposons plus que de quelque fenêtre de tir dans l’année pour traverser », déplore Christine Morel, responsable du développement commercial de la Société coopérative artisanale de transport (S.C.A.T.). «Même à vide, les bateaux touchent !Le problème, c’est que sans contrat de transport, V.N.F. n’a aucun moyen de pression pour obtenir les moyens nécessaires aux travaux» Il y a aussi de moins en moins de bateliers prêts à s’aventurer sur ce genre de parcours. Certains professionnels belges ou néerlandais, las des complications liées à l’obtention de la jauge du Rhin, se sont bien recentrés sur les trafics entre le Benelux et la France. « Mais il y a de moins en moins de bateliers « avenuriers», témoigne ainsi le marinier belge François de Vos.

« Le manque d’entreien et la prolifération des algues font qu’il n’est plus rentable de faire ce genre de voyage. Ces petits canaux sont romantiques, mais on n’avance pas ! Et comme il n’y a plus personne pour chercher du fret dans ces coins-là. Moi-même, je ne m’aventure plus au delà de Vitry-le-François (Marne). La dernière fois que j’ai été à Dombasle (Meurthe-et-Moselle), il n’y avait plus eu de passage de bateau depuis 6 mois !»

Des herbes trop envahissantes

Si les plantes invasives épargnent aujourd’hui les canaux alsaciens, elles posent davantage de problème au sein de la direction Nord-Est de V.N.F., qui figure parmi les plus impactées du territoire. En 5 ans, 70 % des linéaires du canal entre Champagne et Bourgogne, de la Meuse et du canal de la Marne au Rhin Ouest ont été colonisés par le Myriophylle hétérophylle.

La situation a été particulièrement critique en 2020, alors que l’absence de navigation a favorisé la pousse des plantes. Quelque 383 000 € ont été engagés en traitements d’urgence (faucardage et arrachage) l’an dernier. « Un gouffre sans fond », reconnaît le directeur adjoint de V.N.F. Nord-Est. L’établissement a engagé des travaux de recherche avec l’université de Lorraine pour comprendre pourquoi la plante se plaît et définir un traitement préventif efficace. En attendant les résultats de ces études, un dispositif de faucardage en profondeur sera expérimenté et 7 “rideaux à bulles” mis en place sur certains canaux pour éviter que les boutures ne s’y répandent. V.N.F. s’engage aussi à utiliser son propre matériel pour ouvrir la voie aux bateaux sur le canal entre Champagne et Bourgogne et éviter que ces derniers ne se retrouvent piégés.

Des moyens quadruplés

Avec le plan de relance et la récente signature du C.O.P. entre V.N.F. et l’État, le réseau fluvial français bénéficie pourtant d’un niveau d’engagement inégalé. « C’est un virage 180° pour dire qu’on ne laisse plus dépérir les canaux », s’enthousiasme Jean-Michel Zorn, président de l’Association pour le développement et la promotion du tourisme fluvial et responsable France de kuhnle-Tours. Après avoir baissé d’année en année, les investissements dans le réseau géré par la direction territoriale Nord-Est de V.N.F. sont ainsi repassés à la hausse en 2020, avec en particulier des actions de régénération du petit gabarit. Un programme d’investissement de près de 23 M€ est prévu en 2021, auquel s’ajoutent les moyens du plan de relance. Ce dernier, d’un montant de 24,25 M€ sur 3 ans, doit permettre à l’établissement d’avancer à court terme en matière de gestion hydraulique, de régénération et de modernisation des ouvrages. Idem de l’autre côté des Vosges, où 21 opérations de maintenance et de modernisation sont prévues au titre du plan de relance un type de construction que nous ne pratiquons plus aujourd’hui », explique Antoine Vogrig, directeur territorial adjoint de V.N.F. Nord-Est.

Un bassin dynamique marqué par la crise sanitaire

Trafic en nombre de bateaux en 2020

La même évolution se retrouve en Alsace, où le trafic enregistré à Gambsheim, sur le Rhin, s’inscrit en retrait de 12 %, avec 17 Mt transportées. Aux matériaux de construction et aux céréales s’ajoutent les produits pétroliers, qui représentent 30 % des marchandises acheminées, essentiellement en direction du port de Bâle (Suisse).

Quelque 5,9 Mt (- 10,6 %) ont été transportées sur les voies navigables de la direction Nord-Est de Voies navigables de France en 2020. Les produits agro-alimentaires représentent la moitié de ces flux et les matériaux de construction 25 %. L’essentiel de ce trafic (5,7 Mt) a emprunté la Moselle canalisée. La crise sanitaire a fortement pesé sur l’activité, cachant la dynamique enregistrée par la voie d’eau sur ce territoire : les flux enregistrés en 2020 restent ainsi supérieurs à ceux de 2018, en particulier dans les sables et les conteneurs. L’année passée a également souffert de la mauvaise campagne céréalière. Le trafic de conteneurs est également plus développé sur le Rhin que sur la Moselle.

Avec un total de 107 567 conteneurs E.V.P. transbordés dans les ports français du Rhin, cette filière n’a que peu souffert de la crise sanitaire.Sur le petit gabarit, le transport de fret a lui aussi retrouvé des couleurs (130 139 t ; + 12 %), après avoir été perturbé, l’année précédente, par des interruptions pour cause de travaux. Il s’agit essentiellement de trafics pendulaires : transport de gravier entre Eschau et Hochfelden (41 500 t), de résidus de fonderie entre Kehl (Allemagne) et Brumath (46 000 t). Les transports interbassins de céréales ou de colis lourds sont à l’inverse exceptionnels. Mais c’est sans conteste la plaisance qui a payé le plus lourd tribut à la crise, avec un trafic divisé par deux, tous types d’activité confondus. Le sursaut enregistré par l’activité de location durant les mois d’été n’a pas permis de sauver une saison caractérisée par de longs mois de confinement et d’arrêts de la navigation.

« Les pluies exceptionnelle enregistrées alors ont fait deborder le cour d’eau attenant, et toute cette eau s’est infiltrée dans le remlai, dont la poussée a destabilisé le bajoyer de l’écluse » Trois années et 2 M€ plus tard, l’écluse refaite à neuf a pu rouvrir, conformément aux engagements de l’établissement public. Mais le directeur adjoint le reconnaît, l’incident a beaucoup secoué le service. « Le fait de devoir fermer le canal a alimenté les fantasme les plus sombres, tant de la part des collectivités que des peronnels », note-t-il. L’épée de Damoclès plane d’ailleurs toujours sur canal des Ardennes, tant le retard d’entretien à rattraper semble important. À peine Neuville-Day rouvert, c’est un peu plus loin, à Rilly-sur-Aisne, que le passage des bateaux était contraint du fait d’un envasement important qui empêchait l’ouverture complète des portes de l’écluse, obligeant V.N.F. à intervenir de toute urgence. Le canal des Vosges, quant à lui, est surtout fragilisé par des problèmes d’étiage et la nécessité de respecter les débits réservés de la Moselle. Les derniers travaux entrepris par V.N.F. ont ainsi concerné la sécurisation de l’alimentation de la retenue du Bouey, à proximité d’Épinal (osges). Celle-ci est assurée par le Carb, une rigole de 42 km courant depuis St-Étienne-lès-Remiremont. Vieux de quelque 140 ans, l’ouvrage est régulièrement surveillé par V.N.F. La rupture de plusieurs siphons en 2019 a cependant amené l’établissement à réaliser une inspection qui a révélé l’effondrement d’un souterrain en aval. Quelque 80 m3 de gravats ont dû être évacués pour dégager la rigole. Suite à cela, V.N.F. s’est doté de moyens spécifiques et d’une équipe dédiée à l’entretien du Carb, dont le niveau de sécurité a été relevé.


« Aujourd’hui le canal des Vosge est dans le meilleur état possible, compte tenu du retard d’investissement dont il a pu souffrir ces dernières decennie », estime A. Vogrig. Grâce au plan de relance et à l’augmentation des moyens consentis par l’État, des travaux de régénération vont être entrepris pour notamment renforcer l’étanchéité du canal et régler les problèmes de fuite. « Les bajoyer posant problème ont été identifiés; la situation est aujuord’hui maitrisée, et le programme de modernisation est en cour de réalisation» Il sera complété, en 2023, de travaux de mise en sécurité du barrage du Bouzey. Un investissement de 6M€, entièrement financé par V.N.F., et qui doit permettre de relever la cote du réservoir de 8,70 à 11,50 m, soit 3 Mm3 d’eau supplémentaires destinés à l’alimentation du canal des Vosges. L’établissement public s’engage ainsi à prendre en charge la gestion hydraulique des canaux secondaires, à charge pour les collectivités de contribuer à leur entretien à la hauteur de leurs ambitions. « Le bilan coût-avantage amenagements doit être posé, et il passe par l’existence d’un projet de developpement », note ainsi A. Vogrig. Un accord a été passé avec la Région ; les 2 entités s’engagent à prendre en charge 70 % des surcoûts liés au maintien de la navigation sur ces canaux, à condition que les collectivités riveraines complètent le tour de table et prennent en main les actions de developpement touristique. Car tel est bien le but final de la démarche : développer le tourisme fluvestre autour des canaux, dont les retombées à l’échelle du Grand Est sont évaluées à 92 M€ par an.

Les collectivités locales mises devant leurs responsabilités

La Sarre fait ici figure d’exemple. En 2018, l’implicationVdes communes et établissements intercommunaux riverains au sein de l’association Bassin touristique de la Sarre avait permis la signature d’un contrat de canal (aujourd’hui en cours de renouvellement) pour faire rayonner la destination à l’international. Sur le canal des Vosges, la démarche est aujourd’hui soutenue par l’agglomération d’Épinal, consciente du potentiel touristique de la voie d’eau et du lac de Bouzey. Dans les Ardennes, l’inauguration de la nouvelle écluse de Neuville-Day a permis de motiver le département et les collectivités environnantes. Reste, pour V.N.F., à caler une gouvernance pour la Meuse ainsi que pour le canal du Rhône au Rhin Sud. Sur ce dernier, le fret est quasiment absent depuis plus d’une décennie, de même que le trafic touristique. Une étude commanditée par V.N.F. a permis de définir un programme d’action pour y développer l’accueil des touristes.

Mais les collectivités concernées tardent à se prononcer. Les bateliers, quant à eux, restent dubitatifs, et aimeraient être davantage associés aux discussions. « Le problème, c’est que la plupart des élus locaux donnent la priorité de l’activité de plaisance et au tourisme fluvestre », estime notamment Pierre Dubourg, délégué d’Entreprises fluviales de France pour le Grand Est. «Une Partie du tourisme fluvial risque d’être lésée comme l’activité des péniches-hôtels qui demande le même mouillage que l’activité fret et une vitesse de navigation suffisante pour effectuer leurs rotations». La valorisation du patrimoine fluvial est un axe important du C.O.P. de V.N.F La direction territoriale de Strasbourg étudie par exemple la possibilité de rénover la tour du Stock, qui se dresse aujourd’hui, vide, sur la digue de l’étang éponyme, pour y créer des animations touristiques.

Mais cette démarche nécessite, de façon générale, de pouvoir s’appuyer sur les collectivités et favoriser leur implication. La signature, en 2017, d’une charte partenariale avec la ville de Strasbourg avait permis de faire évoluer le rapport des habitants aux voies d’eau et jeté les bases du service de logistique fluviale urbaine qui permet aujourd’hui de délester le centre-ville d’une partie de la circulation routière. Celle-ci se complétée d’une charte du même type signée avec l’Eurométropole. La mise en place d’une Zone à faible émission (Z.F.E.) devrait en effet booster l’usage du fluvial dans les flux de logistique urbaine et de déchets. V.N.F. a par ailleurs renforcé son partenariat avec la ville de Saverne (Bas-Rhin), et devrait bientôt faire de même avec l’agglomération de Mulhouse (Haut-Rhin). Sur le Rhin, un partenariat avec la Communauté de communes Pays Rhin-Brisach permettra bientôt la création de 4 appontements pour les paquebots fluviaux, équipés de bornes électriques et concédés à l’agence Agis. Une étude a également été lancée pour définir les besoins en appontement des bateaux de fret et le business model d’un tel investissement.

Texte Nathlie Stey, Voix D’o

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